L’apostasie comprend ici le reniement et l’abandon explicites et volontaires de la foi musulmane, ainsi que tout acte ou toute parole qui ne peuvent être interprétés autrement que par l’incroyance.
La renonciation à la foi a été évoquée dans le Coran dans une dizaine de versets en utilisant deux expressions : l’apostasie (ridda) et l’incroyance après avoir cru.
L’expression « apostasie » (ridda) a été énoncée dans les versets suivants :
« Or, ils ne cesseront de vous combattre jusqu’à, s’ils peuvent, vous détourner de votre religion. Et ceux qui parmi vous abjureront leur religion (yartadid) et mourront infidèles, vaines seront pour eux leurs actions dans la vie immédiate et la vie future. Voilà les gens du Feu : ils y demeureront éternellement. » (2 : 217).
« Ceux qui sont revenus sur leurs pas (irtaddû) après que le droit chemin leur a été clairement exposé, le Diable les a séduits et trompés. C’est parce qu’ils ont dit à ceux qui ont de la répulsion pour la révélation d’Allah : « Nous allons vous obéir dans certaines choses. » Allah cependant connaît ce qu’ils cachent. Qu’adviendra-t-il d’eux quand les Anges les achèveront, frappant leurs faces et leurs dos ? » (47 : 25 – 27).
L’expression « incroyance après avoir cru » a été mentionné dans plusieurs versets dont :
« Quiconque a renié Allah après avoir cru… – sauf celui qui y a été contraint alors que son cœur demeure plein de la sérénité de la foi – mais ceux qui ouvrent délibérément leur cœur à la mécréance, ceux-là ont sur eux une colère d’Allah et ils ont un châtiment terrible. Il en est ainsi, parce qu’ils ont aimé la vie présente plus que l’au-delà. Et Allah, vraiment, ne guide pas les gens mécréants. Voilà ceux dont Allah a scellé les cœurs, l’ouïe, et les yeux. Ce sont eux les insouciants. Et nul doute que dans l’au-delà, ils seront les perdants. » (16 : 106 – 109).
« Voudriez-vous interroger votre Messager comme auparavant on interrogea Musa (Moïse) ? Quiconque substitue la mécréance à la foi s’égare certes du droit chemin. » (2 : 108).
« Comment Allah guiderait-Il des gens qui n’ont plus la foi après avoir cru et témoigné que le Messager est véridique, et après que les preuves leur sont venues ? Allah ne guide pas les gens injustes. Ceux-là, leur rétribution sera qu’ils auront sur eux la malédiction d’Allah, des Anges et de tous les êtres humains. Ils y demeureront éternellement. Le châtiment ne leur sera pas allégé, et ils n’auront aucun répit, excepté ceux qui par la suite se repentiront et se réformeront : car Allah est certes Pardonneur et Miséricordieux. En vérité, ceux qui ne croient plus après avoir eu la foi, et laissent augmenter encore leur mécréance, leur repentir ne sera jamais accepté. Ceux-là sont vraiment les égarés. » (3 : 86 – 90).
« Ceux qui ont cru, puis sont devenus mécréants, puis ont cru de nouveau, ensuite sont redevenus mécréants, et n’ont fait que croître en mécréance, Allah ne leur pardonnera pas, ni les guidera vers un chemin (droit). » (4 : 137).
« Ne vous excusez pas : vous avez bel et bien rejeté la foi après avoir cru. Si Nous pardonnons à une partie des vôtres, Nous en châtierons une autre pour avoir été des criminels. » (9 : 66).
« Ils jurent par Allah qu’ils n’ont pas dit (ce qu’ils ont proféré), alors qu’en vérité ils ont dit la parole de la mécréance et ils ont rejeté la foi après avoir été Musulmans. Ils ont projeté ce qu’ils n’ont pu accomplir. Mais ils n’ont pas de reproche à faire si ce n’est qu’Allah – ainsi que Son messager – les a enrichis par Sa grâce. S’ils se repentaient, ce serait mieux pour eux. Et s’ils tournent le dos, Allah les châtiera d’un douloureux châtiment, ici-bas et dans l’au-delà ; et ils n’auront sur terre ni allié ni secoureur. » (9 : 74).
Parmi ces versets, nous remarquons que seul le verset 106 de la sourate 16 a été révélé à la Mecque. Quant aux autres versets, ils sont médinois, révélés après que le Messager de Dieu (ﷺ) ait instauré un Etat dont il était le chef, et dont la référence est l’islam.
A noter que les versets précités n’indiquent aucune sanction terrestre due à l’apostasie dans ce bas monde. Sa punition est différée au Jour du Jugement dernier. A l’exception du verset : « Ils jurent par Allah qu’ils n’ont pas dit (ce qu’ils ont proféré), alors qu’en vérité ils ont dit la parole de la mécréance et ils ont rejeté la foi après avoir été Musulmans. Ils ont projeté ce qu’ils n’ont pu accomplir. Mais ils n’ont pas de reproche à faire si ce n’est qu’Allah -ainsi que Son messager- les a enrichis par Sa grâce. S’ils se repentaient, ce serait mieux pour eux. Et s’ils tournent le dos, Allah les châtiera d’un douloureux châtiment, ici-bas et dans l’au-delà ; et ils n’auront sur terre ni allié ni secoureur. » (9 : 74) qui énonce une menace de punition dans ce bas monde et dans l’au-delà. Ceci étant, ce verset ne détermine la sanction terrestre d’une manière précise car il parle de l’incroyance des hypocrites après avoir cru. Or, il est notoirement connu que l’hypocrisie n’est passible d’aucune sanction terrestre puisque les hypocrites ne manifestent pas ouvertement leur incroyance.
L’apostasie dans la Sunna
La plupart des ouvrages consacrés au droit musulman évoquent la sanction due à l’apostasie. Les jurisconsultes (fuqahâ) se réfèrent essentiellement aux trois hadîths suivants :
- Le hadîth évoquant les brigands de ‘Ukl et ‘Urayna : huit hommes de la tribu de ‘Ukl vinrent voir le Prophète (ﷺ) et lui prêtèrent allégeance. Alors qu’ils tombèrent malades, le Prophète (ﷺ) leur suggéra d’accompagner le gardien des chameaux de l’aumône afin qu’ils puissent boire leur lait et leur urine. Lorsqu’ils se rétablirent, ils tuèrent le gardien du bétail, s’emparèrent des chameaux et quittèrent l’islam. Le Prophète (ﷺ) ordonna alors de les exécuter. Mais la majorité des jurisconsultes estime qu’ils furent exécutés pour leur agression et pour le meurtre qu’ils avaient commis, et non pour le simple fait d’avoir apostasié.
- Le hadîth évoquant les délits passibles de la peine capitale, on y trouve : « … et celui qui abandonne sa religion en se séparant du groupe [des musulmans]. » : nous allons revenir à ce hadîth ci-après.
- Le hadîth : « Quiconque change de religion, tuez-le »[1]. Il s’agit du hadîth principal sur lequel s’appuie la doctrine juridique classique considérant l’apostasie comme un délit passible de la peine de mort.
Pour élucider cette question, il est indispensable de mettre en évidence deux points essentiels à même d’apporter quelques éclaircissements :
Premièrement : Du temps du Prophète (ﷺ), deux clans ennemis s’opposaient : les musulmans et leurs alliés d’un côté, les notables de Quraysh et leurs alliés de l’autre. Dans ce contexte, quiconque reniait l’islam rejoignait obligatoirement le clan ennemi. La sentence de l’apostasie était donc étroitement liée à la notion de « hirâba » (la rébellion armée) exposée par les fuqahâ (jurisconsultes) dans les manuels de fiqh. Par conséquent, la raison d’être (‘illa) de la condamnation de l’apostat n’est pas l’apostasie en soi, mais plutôt le fait de devenir un ennemi. C’est pourquoi le Prophète (ﷺ) qualifie l’apostat passible de cette peine en disant : « … et un homme qui quitte l’islam et fait la guerre contre Dieu et Son Messager »[2]. Ce hadîth explique clairement le hadîth précité « … et celui qui abandonne sa religion en se séparant du groupe [des musulmans]. » Il ne s’agit donc pas d’un simple reniement mais d’un ralliement à l’ennemi. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre le hadîth du Prophète (ﷺ) : « Quiconque change de religion, tuez-le ». La prescription de la peine de mort visait seulement à prévenir l’agression contre les musulmans et la sédition contre l’Etat musulman naissant. Ibn Taymiya dit : « Le Prophète (ﷺ) accepta le repentir d’un nombre d’apostats et ordonna d’en exécuter d’autres car ils avaient associé à l’apostasie des choses renfermant des préjudices à l’égard de l’islam et des musulmans. Ainsi, ordonna-t-il d’exécuter Miqyas ibn Subâba le jour de la conquête de la Mecque pour avoir associé à son apostasie le meurtre de musulmans et la spoliation des biens… »[3].
Deuxièmement : Il est possible que le Prophète (ﷺ) se soit exprimé en qualité de chef d’Etat. Dans ce cas, sa décision relève du domaine de la politique générale et représente la décision du pouvoir exécutif. Cette décision relève des prérogatives du gouverneur, après lui. Celui-ci a le choix de l’appliquer ou non selon la situation. Il semblerait, d’ailleurs, que ‘Umar Ibn Al-Khattâb ait compris ce hadîth de cette façon. En effet, ‘Abd Ar-Razzâq, al-Bayhaqî et Ibn Hazm rapportent que ‘Umar dit à Anas alors que celui-ci revenait de Tustar (Shushtar) : « Qu’ont fait les six membres de la tribu de Bakr Ibn Wâ-il qui ont renié l’islam, ont-ils rejoint les polythéistes ? ». Anas répondit : « Ô Commandeur des Croyants ! C’est un groupe qui a quitté l’islam pour rejoindre les polythéistes, ils ont été tués dans la bataille ». ‘Umar dit, en signe de désapprobation : « Nous appartenons à Dieu, et c’est vers Lui que nous retournerons (innâ lillâhi wa innâ ilayhi râjirûn) ». « Y avait-il pour eux une autre issue ? » dit Anas. « Oui » dit ‘Umar, « Je leur aurais proposé l’islam. En cas de refus, je les aurais emprisonnés ». Il semblerait, d’après ce récit, que ‘Umar ait considéré que la sanction réservée à l’apostat relève des prérogatives du gouverneur. C’est notamment l’avis d’Ibrâhîm an-Nakha‘î et Sufyân ath-Thawrî, deux savants parmi les plus grands savants de la génération des tâbi‘în (disciples des Compagnons)[4].
En conclusion, nous pouvons déduire qu’il y a deux sortes d’apostats :
- Un apostat convaincu par un autre mode de vie et de pensée sans pour autant faire de propagande ni d’essayer de causer des troubles. Celui-ci est appelé au dialogue et au débat et ne peut être mis à mort. Il s’agit ici d’une apostasie non séditieuse ou d’une apostasie mineure.
- Un apostat qui s’adonne au prosélytisme, attaque ouvertement l’islam et appelle les musulmans à y renoncer, créant ainsi des troubles portant atteinte à l’ordre public, menaçant la sureté nationale, la stabilité du pays, son unité et son identité, n’hésitant pas à faire appel à l’ingérence étrangère. Celui-ci, en changeant de religion, a, par la même, changé de loyauté d’un pays à un autre, d’un peuple à un autre. Aucun Etat ne peut tolérer une telle chose. Chaque Etat a des principes constitutionnels fondamentaux qui ne peuvent faire l’objet de concessions. Dans une culture où la religion, les principes religieux et la moralité religieuse sont la pierre angulaire, l’apostasie séditieuse est en quelque sorte l’équivalent de la haute trahison dans l’Etat-nation moderne, condamnée par le droit international. Dans ce cas, il appartient à l’autorité de choisir la sanction la plus appropriée au contexte. Il s’agit là d’une apostasie majeure.
Par conséquent, l’apostasie passible de sanction est l’apostasie séditieuse qui se traduit par une insurrection contre l’autorité établie. Il ne s’agit donc pas d’un délit religieux dont la sanction relève des sanctions pénales textuelles (hadd). Elle n’est passible que d’une peine laissée à la discrétion de l’autorité (ta’zîr). En effet, en entrant à la Mecque, le Prophète (ﷺ) pardonna à certains apostats qu’il avait condamnés à la peine capitale dont ‘Abdullâh ibn Abî as-Sarh. Le Prophète (ﷺ) accepta l’intercession de ‘Uthmân ibn ‘Affân en faveur d’Ibn Abî as-Sarh alors qu’il refusa de pardonner à d’autres. Cela prouve que l’apostasie est un délit qui relève du ta’zîr puisque toute intercession concernant les sanctions textuelles (hadd) est interdite.
L’apostasie est un délit qui n’a aucun rapport avec la liberté religieuse garantie par l’islam. Il s’agit d’une question politique qui vise à protéger les musulmans contre toute agression, et à préserver l’Etat, ses institutions et son intégrité territoriale. En prononçant la sanction due à l’apostasie, le Prophète (ﷺ) a agi en qualité de représentant de l’autorité. Or, lorsque le Prophète (ﷺ) agit exclusivement en qualité de représentant de l’autorité, ses faits et dires n’ont pratiquement pas de portée législative, dans le sens où selon le contexte, il appartient au gouvernant, après lui, de suivre sa conduite, ou de promulguer une autre loi en adéquation avec le contexte et l’intérêt général.
Comprise dans ce sens, l’apostasie séditieuse est un crime politique qui correspond chez d’autres nations à un mouvement insurrectionnel défini comme étant toute violence collective de nature à mettre en péril les institutions de la République ou à porter atteinte à l’intégrité du territoire national. Ce délit est puni en fonction de son ampleur et de sa dangerosité.
Moncef ZENATI
[1] – Rapporté par al-Bukhârî.
[2] – Rapporté par Abû Dâwûd et an-Nasâ-î (cf subul as-salâm d’As-San‘ânî ; tome 3 : 2/ 1086).
[3] – As–sârim al-maslûl d’Ibn Taymya P 368
[4] – Idid.