Le célèbre traditionniste (savant de hadîth) Ahmad Shâkir s’est prononcé en faveur de l’adoption du calcul astronomique pour la détermination du début du mois lunaire et ce, depuis 1939. Il exprime ceci dans son traité sur le début des mois arabes, en disant : « Il est incontestable que les Arabes avant l’islam et aux premiers temps de l’islam n’avaient pas de connaissance scientifique exacte de l’astronomie. Ils étaient un peuple illettré, ne sachant ni écrire ni calculer. Ceux qui avaient quelque connaissance de l’astronomie n’en possédaient que des rudiments déduits par l’observation ou par la transmission orale sans être fondés ni sur des règles mathématiques ni sur des arguments catégoriques fondés sur des prémisses incontestables. C’est pourquoi, le Prophète (ﷺ) a fixé, comme étant la référence permettant de déterminer le début du mois pour la pratique religieuse, un moyen que l’on observe d’une manière incontestée qui était à la portée de tous ou de la plupart d’entre eux, à savoir, la vision de la nouvelle lune à l’œil nu. Ceci était plus sage et plus à même à déterminer avec précision les temps légaux des rites et des pratiques religieuses. C’était le seul moyen dont ils disposaient pour parvenir à la certitude et à la confiance, car comme le dit le verset, Dieu n’impose à aucune âme une charge supérieure à sa capacité.
Il n’aurait pas été conforme à la sagesse du Législateur de lier la détermination des mois au calcul et à l’astronomie alors que les gens, dans les villes, n’y connaissaient rien. En effet, nombreux parmi eux étaient des bédouins qui ne recevaient que rarement des nouvelles des villes, à des moments parfois rapprochés, parfois éloignés. Si le Législateur avait lié la détermination des mois lunaires au calcul et à et l’astronomie, Il leur aurait imposé une peine. Rares auraient été les bédouins qui auraient pu être informés par audition si l’information leur parvenait, et les citadins ne l’auraient sue qu’en se référant à certains connaisseurs du calcul appartenant pour la plupart aux gens du Livre.
Puis, les musulmans conquirent le monde, prirent les commandes des sciences et développèrent toutes les branches du savoir. Ils traduisirent les connaissances des Anciens. Ils excellèrent dans ces sciences, dévoilèrent beaucoup de leurs secrets et les préservèrent pour les générations futures. Parmi ces sciences figurait l’astronomie.
Or, la plupart des juristes et des traditionnistes ne connaissaient pas l’astronomie ou en avaient que quelques notions. Pour certains, ou pour beaucoup d’entre eux, ils n’avaient aucune confiance en ceux qui détenaient cette science et n’étaient aucunement rassurés à leur égard. Au contraire, celui qui s’adonnait à ces sciences était accusé d’égarement et d’hérésie, pensant qu’elles servaient comme prétexte pour ceux qui les pratiquaient pour prétendre la connaissance des évènements à venir (l’astrologie). D’ailleurs, certains le prétendirent effectivement, faisant du tort à leur propre personne et à la science. Les juristes sont excusables, et ceux d’entre eux qui connaissaient ces sciences n’étaient pas en mesure de déterminer sa véritable position par rapport à la religion et au droit musulman. Ils y faisaient allusion avec appréhension.
Telle était leur situation étant donné que les sciences cosmiques n’étaient pas répandues comme l’étaient les sciences religieuses, et leurs règles n’étaient pas jugées catégoriques par l’ensemble des savants.
Or, la Loi divine dans sa splendeur et sa souplesse, est valable éternellement, jusqu’à ce que Dieu veuille mettre fin à la vie d’ici-bas. Il s’agit d’une législation pour toutes les nations, et pour toutes les époques. C’est pourquoi nous trouvons dans les textes du Coran et de la Sunna des allusions précises à des choses qui apparaitront. Lorsque celles-ci se vérifient, elles sont expliquées et saisies, même si les plus anciens en donnaient une explication qui ne correspondait pas à la réalité des choses.
D’ailleurs, la Sunna authentique fait allusion à ce que nous sommes en train d’évoquer. En effet, al-Bukhârî rapporte d’après Ibn ‘Umar (que Dieu l’agrée) que le Prophète (ﷺ) dit : « Nous sommes une communauté illettrée, nous n’écrivons pas et nous ne calculons pas, le mois est comme ceci ou comme cela, c’est-à-dire vingt-neuf ou trente jours ». L’imâm Mâlik, ainsi qu’al-Bukhârî et Muslim, et d’autres encore rapportent ce hadîth avec les termes suivants : « Le mois est composé de vingt-neuf jours. Ne jeûnez pas avant d’avoir vu la nouvelle lune, et ne rompez pas le jeûne avant de l’avoir vue à nouveau. Si elle vous est cachée par les nuages, alors estimez-la ».
Nos anciens savants, que Dieu leur fasse Miséricorde, ont eu raison dans l’explication du sens du hadîth, mais ils se sont trompés dans son interprétation. Parmi les avis les plus complets à ce sujet, figure celui d’al-Hâfidh Ibn Hajar qui dit : « Le calcul désigne ici le calcul des positions des astres et de leur mouvement, dont ils ne connaissaient que peu de choses. Aussi, la prescription du jeûne fut liée à la constatation visuelle afin de leur éviter toute gêne liée à la difficulté de l’étude des mouvements des astres. Cette prescription a continué de s’appliquer au jeûne, même s’il y a eu par la suite des gens qui connaissaient ce calcul. D’ailleurs, le sens littéral du texte réfute l’idée de lier la prescription au calcul. Le hadîth précédent clarifie ceci puisqu’il dit : « Si elle vous est cachée par les nuages, alors complétez le mois à trente jours ». Il n’a pas été dit : demandez à ceux qui connaissent le calcul. La sagesse réside ici dans le fait que le chiffre au cas où le ciel est couvert, met tous les astreints[1] (mukallafûn) à égalité et évite la divergence et les querelles. Certains ont permis, dans ce cas, le recours aux connaisseurs des mouvements des astres : ce sont les rafidites (les chiites ou les ismaéliens). On rapporte que certains juristes partagent cet avis, mais al-Bâjî dit : « L’avis consensuel des pieux-prédécesseurs est un argument contre eux ». Ibn Bazîza dit : « Cette position est fausse, car la Loi divine interdit de s’adonner aux sciences tirées des astres car elles ne sont que conjecture et approximation, ne comprenant ni des données catégoriques ni une forte probabilité ; en plus, lier cette question à cette science impose une restriction, car peu de gens la connaissent. »
Cette explication est correcte, dans le sens où la considération est accordée à la constatation visuelle et non pas au calcul. Mais, l’interprétation est fausse, à savoir, que s’il existe des gens qui connaissent cette science, la prescription continue à s’appliquer au jeûne (c’est-à-dire, en considérant uniquement la constatation visuelle) car l’injonction de se référer uniquement à la constatation visuelle est liée à une cause expressive : le fait que la communauté soit une « communauté illettrée qui ne sait ni écrire ni calculer ». Or, l’application ou la non-application de la prescription est en fonction de l’existence ou de l’absence de sa raison d’être, c’est ce que l’on nomme « ‘illa ». Ainsi, si la communauté est sortie de son illettrisme et a appris l’écriture et le calcul, j’entends par-là qu’elle compte parmi ses membres des connaisseurs de ces sciences, tous les gens, initiés ou pas, seront en mesure de déterminer le début des mois d’une manière certaine et catégorique, et ils pourront avoir confiance au calcul comme ils ont confiance en la constatation visuelle, et plus encore. Si tel est le cas et si la cause de l’illettrisme a disparu, ils devront se référer à ce qui est sûr et formellement établi et déterminer les débuts du mois sur la seule base du calcul. Ils ne pourront se référer à la constatation visuelle que s’ils n’ont pas accès à la connaissance du calcul, à l’instar des bédouins ou des habitants des villages isolés, auxquels les informations formellement établies par les spécialistes du calcul ne parviennent pas[2].
Et s’il faut se référer uniquement au calcul étant donné la disparition de la cause de l’interdiction, le fait de se référer au calcul réel de la naissance de la nouvelle lune sans tenir compte de la possibilité ou de l’impossibilité de la voir, le mois commencera réellement la première nuit où la nouvelle lune disparaîtra ne serait-ce qu’une seconde, après le coucher du soleil.
Mon avis n’est pas une innovation : le fait qu’une prescription puisse changer en fonction de la situation des astreints, a de nombreux exemples dans la législation, connus des savants et des autres. Par exemple, pour la question qui nous intéresse : le hadîth : « Si la brume vous empêche de la voir, estimez-la » a été relaté selon d’autres termes dont : « Si la brume vous empêche de la voir, complétez le compte à trente jours ». Les savants ont expliqué la version « estimez-la » dont la portée est générale, par la version explicative « complétez le compte à trente ». Mais un éminent imâm parmi les imâms shafi’ites, la référence shafi’ite à cette époque, à savoir, Abû al-‘Abbâs Ahmad ibn ‘Umar ibn Surayj (mort en 306H) a concilié les deux versions en les appliquant à deux situations différentes : l’expression « estimez-la » signifie : déterminez-la selon le calcul des phases de la lune et s’adresse à ceux à qui Dieu a donné la connaissance de cette science, tandis que l’expression « complétez le compte » est un discours adressé au commun des mortels.
Mon avis se rapproche de celui d’Ibn Surayj, sauf que lui l’applique particulièrement au cas où la brume empêche la vision de la nouvelle lune, et considère que l’usage du calcul astronomique est réservé à une minorité de gens, étant donné le petit nombre des connaisseurs de ce calcul, en plus du manque de confiance en leurs dires, et en leurs calculs et la lenteur de la transmission des informations d’une région à une autre si le début du mois a pu être vérifié dans l’une d’elles. Mon avis, par contre, implique l’adoption du calcul astronomique précis et fiable d’une manière générale, et l’application de ceci à tout le monde étant donné la rapidité de la transmission et de la diffusion des informations de nos jours. Se fier à la constatation visuelle ne concernera alors qu’une minorité, parmi lesquels les nouvelles ne parviennent pas et qui n’ont pas une connaissance fiable de l’astronomie et des phases du soleil et de la lune.
Mon avis me paraît être le plus juste et le plus proche du droit musulman (fiqh) sain et de la compréhension authentique des hadîths rapportés à ce sujet. »
Traduit par Moncef Zenati
[1] – Les personnes responsables : tout musulman, pubère jouissant de ses capacités mentales
[2] – A noter que shaykh Ahmad Shâkir dit ceci en 1939, les moyens de communication n’étaient pas encore développés