La liberté d’expression chez les quatre Califes
Du temps d’Abû Bakr
Le discours d’investiture prononcé par Abû Bakr constitue un principe fondateur de la critique constructive, de la liberté d’expression et du droit du peuple à demander des comptes aux élus. Parmi les citations issues de ce discours : « Si vous trouvez que j’agis avec justesse, assistez-moi et si vous trouvez que je m’abuse, corrigez-moi… Obéissez-moi, tant que j’obéis à Dieu, et à Son Messager (ﷺ). Si je désobéis à Allah et à Son Messager (ﷺ), vous ne me devez aucune obéissance. »
Ainsi, Abû Bakr reconnaît le droit de la communauté et des individus de demander des comptes au gouvernant, de surveiller ses actions et même de s’y opposer afin de l’empêcher de commettre des actes réprouvés.
Dès les premiers mots de son discours, il affirme que le gouvernant peut être exposé à l’erreur et à la critique. Le gouvernant ne saurait tirer son autorité d’une distinction personnelle qui lui octroierait un mérite sur les autres, car l’époque des prophètes infaillibles a pris fin avec la mort du Prophète (ﷺ).
Du temps de ‘Umar ibn al-Khattâb
‘Umar permettait aux gens d’exprimer sans restriction ce qu’ils pensaient et leur laissait l’occasion de fournir un effort de réflexion personnel en l’absence du texte. Un jour, il rencontra un homme et lui dit : « Qu’as-tu fait ? ». L’homme dit : « ‘Alî et Zayd ont jugé de telle manière ». ‘Umar dit : « Si c’était moi, j’aurais jugé autrement ». « Qu’est-ce qui t’en empêche alors que tu détiens l’autorité » dit l’homme. Il dit : « Si je t’avais renvoyé au Livre de Dieu et à la Sunna de Son Prophète (ﷺ), je l’aurais fait. Mais il s’agit de mon avis, et à chacun son avis ».
Ainsi, ‘Umar a accordé aux compagnons la liberté de formuler leur avis dans le domaine relevant de l’ijtihâd. Il ne les pas empêchés et ne leur a pas imposé un avis particulier.
Du temps de ‘Umar, critiquer et conseiller le gouvernant étaient une pratique courante et largement acceptée. Il dit lors d’un discours : « Ô gens ! Si vous voyez en moi un écart de comportement alors redressez-moi ». Un homme lui dit : « Par Dieu, Ô Commandeur des croyants, si nous voyons en toi un écart de comportement nous te redresserons au fil de l’épée ». ‘Umar n’ordonna guère d’arrêter cet homme. Au contraire, il remercia Dieu du fait qu’il existe parmi le peuple des personnes qui le redresseraient au fil de l’épée.
Il dit à son investiture : « Aidez-moi contre mon égo en m’ordonnant le bien, en m’interdisant le mal et en me promulguant des conseils ».
Il considérait que la liberté politique et le conseil constructifs relevaient des obligations du peuple et constituaient un droit pour le gouvernant de les demander. Il disait : « Ô peuple ! Nous avons un droit sur vous : le conseil et le soutien dans le bien ».
Il disait aussi : « Que Dieu fasse miséricorde à quiconque m’offre mes défauts ». Un homme lui dit un jour : « Crains Dieu, ‘Umar ! » L’un des compagnons de ‘Umar dit alors : « Dis-tu cela au Commandeur des Croyants ! » ‘Umar dit : « Laisse-le dire cela. Il n’y a point de bien en vous si vous ne le dites pas et aucun bien en moi si je ne l’entends pas ».
Il fit un jour un discours et dit : « Ô gens ! Ecoutez et obéissez ! ». Un homme lui coupa la parole en disant : « On n’écoutera pas et on n’obéira pas ! ». ‘Umar répondit calmement : « Et pourquoi, serviteur de Dieu ? » il dit : « Parce que la part de chacun d’entre nous était une tunique en étoffe pour couvrir sa nudité » (vue la corpulence de ’Umar, il lui fallait deux pièces d’étoffes pour se faire une tunique, comment s’était-il procuré la deuxième ?) ‘Umar dit : « Ne bouge pas ! » puis il appela son fils ‘Abdullâh ibn ‘Umar qui expliqua qu’il avait donné sa part d’étoffe à son père. Un homme dit alors : « Maintenant nous écoutons et nous obéissons. »
‘Umar dit un jour pendant un discours : « La dot donnée aux femmes ne doit pas dépasser 40 onces, même s’il s’agit de la fille Dhû al-Qassa – c’est-à-dire de Yazîd ibn al-Husayn – Tout surplus sera versé dans la trésorerie musulmane. » Une femme contesta et lui dit : « Cela ne t’appartient pas ! » Il dit : « Et pourquoi donc ? » Elle dit : « Car Dieu dit : « Si vous voulez substituer une épouse à une autre, et que vous ayez donné à l’une un qintâr, n’en reprenez rien. Quoi ! Le reprendriez-vous par injustice et péché manifeste ? » (4 : 20) ». ‘Umar dit alors : « Une femme a eu raison, et un homme a eu tort ». Dans une autre version, il dit : « Pardon Seigneur, tout le monde est plus savant que ‘Umar ! » Puis il se présenta à nouveau sur la chaire (minbar) et dit : « Ô gens ! Je vous avais interdit de donner en dot au-delà de 400 dirhams. Quiconque souhaite donner de ses biens ce qu’il veut, de plein gré, qu’il le fasse ».
Du temps de ‘Uthmân ibn ‘Affân
La politique intérieure était fondée sur la liberté de pensée et d’expression pour toutes les composantes de la société. Il écrivit des missives à ses gouverneurs leur rappelant l’obligation d’être à l’écoute du peuple, de veiller à leur intérêt et d’éviter toute forme d’injustice.
A l’apparition des prémices des troubles, ‘Uthmân réunit ses gouverneurs et les consulta sur la manière de gérer les agitateurs. Ils lui suggérèrent de faire preuve de fermeté à leur égard et estimèrent que jusque-là, il avait été très indulgent et très doux avec eux.
Mais ‘Uthmân interdit à ses gouverneurs de réprimer des fauteurs de troubles, de les emprisonner ou de leur infliger la peine capitale. Il préféra la douceur à la force, le dialogue à la sanction.
Il accueillit les perturbateurs, publiquement, à la mosquée, et écouta tous leurs griefs. Il déconstruisit toutes leurs allégations, preuves à l’appui, en prenant pour témoins les compagnons présents à cette assemblée.
Il interdit par la suite à tous les compagnons de prendre les armes pour de le défendre afin d’éviter l’effusion d’une seule goutte de sang.
Cette extrême indulgence de la part de ‘Uthmân entraina malheureusement son assassinat.
Du temps de ‘Alî ibn Abî Tâlib
Le principe de liberté s’est illustré de la plus belle des manières pendant le califat de ‘Alî ibn Abî Tâlib. Malgré le climat de troubles, de conflits et de guerres intestines qui justifierait une restriction des libertés en instaurant ce qu’on appelle aujourd’hui un état d’urgence, ‘Alî ne limita la liberté de personne, aussi bien parmi ses partisans que parmi ses adversaires. Il ne contraignit personne à rester sous son autorité ni à en sortir. Il n’obligea personne à sortir avec lui pour combattre les gens au Shâm, et lorsque les kharijites se rebellèrent contre lui, après la bataille de Siffîn, à cause de l’acceptation de l’arbitrage, il ne força personne à rester sous son autorité. Au contraire, il interdit à ses gouverneurs de s’opposer à eux tant qu’ils ne semaient pas la corruption sur terre et n’agressaient pas les gens. Il dit aux dissidents : « Vous avez auprès de nous trois engagements : ne pas vous empêcher de prier dans cette mosquée, ne pas vous priver de la part du butin tant que vous combattez à nos côtés, et ne pas vous combattre tant que vous ne nous combattez pas ».
Ainsi, le Calife leur garantit tous ces droits tant qu’ils ne prenaient pas les armes contre la communauté musulmane. En dehors de cela, libre à eux de conserver leurs conceptions et leurs croyances. Le droit à la divergence de vue leur fut assuré tant que cela n’entrainait, ni scission, ni prise d’arme. Le Commandeur des Croyants ne restreignit pas leur liberté en les empruntant ou en leur envoyant des espions. Il ne les combattit qu’à partir du moment où ils effusèrent le sang au sein de la population.
La liberté d’expression du temps de Mu’âwiya ibn Abî Sufyân
Mu’âwiya faisait la distinction entre l’opposition pacifique et l’opposition armée. Il accordait la liberté d’expression tant que celle-ci demeurait dans le cadre de l’expression. En cas de basculement dans la violence et la lutte armée, il faisait usage de la force. Il disait : « Je ne m’immisce pas entre les gens et leurs langues, tant qu’ils ne s’immiscent pas entre nous et notre autorité ».
Voici quelques exemples illustrant la liberté d’expression du temps du Calife Mu’âwiya ibn Abî Sufyân :
Abû Muslim al-Khawlânî
Un savant réputé par sa spiritualité et son franc-parler. Il entra un jour chez Mu’âwiya et lui dit : « Que la Paix soit sur toi, employé ! ». Les gens dirent : « l’Emir ! ». Mu’âwiya dit alors : « Laissez Abû Muslim, il sait mieux que vous ce qu’il dit ». Abû Muslim dit : « Ton exemple est comparable à l’exemple d’un employeur qui employa un homme et lui confia son bétail. Il lui octroya un salaire afin d’en prendre soin, pour que les bêtes fournissent de la laine et du lait. S’il en prend soin, au point de donner de la laine, si les petits parviennent à rejoindre le bétail et si les plus maigres grossissent, il lui donne son salaire et un surplus. Par contre, s’il n’en prend pas soin au point de ne pas donner de laine, au point que les petits n’arrivent pas à rejoindre le troupeau et au point que les plus maigres ne grossissent pas, l’employeur se fâchera contre lui ». Mu’âwiya dit : « Mashallah ! ». Abû Muslim incita donc Mû’âwiya à prendre soin du peuple, le mit en garde contre le fait de négliger ses droits, et Mu’âwiya l’écouta attentivement.
Un jour Mu’âwiya monta sur le minbar, il avait auparavant privé les soldats de leurs salaires. Abû Muslim se leva alors et lui dit : « Pourquoi as-tu gelé les salaires ? Cela ne provient ni de ton effort, ni de l’effort de ton père, ni de l’effort de ta mère ! » Mu’âwiya se fâcha, descendit du minbar et dit aux gens : « Restez à vos places ! » Il revint après un moment et dit : « Abû Muslim m’a dit quelque chose qui m’a mis en colère, et j’ai entendu le Messager de Dieu (ﷺ) dire : « La colère provient de Satan, or Satan fut créé de feu, et seul l’eau éteint le feu. Aussi, si l’un de vous se met en colère, qu’il se lave (fasse les ablutions) », je suis donc rentré chez moi et je me suis lavé. Abû Muslim a raison : cela ne provient ni de mon effort ni de celui de mon père ! Venez percevoir vos salaires ! ».
Al-Farazdaq invective Mu’âwiya
Al-Farazdaq était un poète très réputé. Pour des raisons personnelles, il composa des vers de poésie dans lesquels il se vantait de sa lignée et dénigrait celle de Mu’âwiya. Mu’âwiya avait donné auparavant une récompense à al-Hutât ibn Yazîd al-Mujâshi’î, oncle paternel d’al-Farazdaq, inférieure à celle accordée aux membres de la délégation venue rencontrer le Calife. Lorsqu’al-Hutât mourut sur le chemin, Mu’âwiya reprit la récompense et la remit dans la trésorerie musulmane.
Lorsque Mu’âwiya prit connaissance des vers de poésie le dénigrant, il se contenta d’envoyer la récompense à la famille d’al-Hutât.
Mu’âwiya put gagner le respect des enfants des compagnons malgré les critiques sévères de certains d’entre eux. Il disait : « J’élève mon âme pour qu’il n’y ait pas de délit plus grand que mon pardon, ni d’insolence plus forte que mon indulgence, ni une nuisance plus grande que ma bienfaisance ».
Mu’âwiya incitait les gens à dire ce qu’ils pensaient et à pratiquer la liberté d’expression, le droit de critiquer et l’opposition pacifique.
Moncef ZENATI