Dans la série sur les libertés dans le Coran, nous avons précédemment abordé la liberté de pensée. Mais la notion de liberté de pensée ne prend tout son sens que si elle est associée à la liberté d’expression.
La capacité de parler et de s’exprimer est la première chose que Dieu a donnée à l’être humain dès sa création : « Et Il apprit à Adam tous les noms (de toutes choses) » (2 : 31). Il lui apprit les noms de toutes choses pour qu’il dise tout ce qu’il veuille, exprime ce qu’il veuille et appelle les choses par leur nom sans craindre de représailles.
Il existe un lien étroit entre la création de l’être humain et le fait de lui apprendre à s’exprimer. Dieu dit : « Le Tout Miséricordieux. Il a enseigné le Coran. Il a créé l’homme. Il lui a appris à s’exprimer clairement. » (55 : 1 – 4). La première chose que Dieu apprit à l’être ne fut pas l’accomplissement de la Prière, ni la manière de rechercher sa subsistance, ni la façon de couvrir sa nudité. La première chose qu’Il lui apprit fut le fait de s’exprimer et les noms dont il aurait besoin pour s’exprimer.
Dieu dit également : « Ne lui avons-Nous pas assigné deux yeux, et une langue et deux lèvres ? » (90 : 8 – 9), or la mission principale de la langue et des lèvres est l’expression. D’ailleurs, les philosophes définissent l’homme comme étant « un animal parlant ». Sauf que, selon la conception musulmane, l’homme n’est pas un animal, mais l’expression est reprise pour signifier que ce qui le distingue des animaux, c’est sa capacité de parler et de s’exprimer. Et c’est parce que l’homme est essentiellement parlant qu’il est fait pour s’exprimer et mettre sa parole en commun.
Cela signifie également que le fait de parler et de s’exprimer fait partie de la nature première (fitra) de l’être humain, de ses qualités intrinsèques et de son humanité. C’est pourquoi la liberté d’expression dépasse le niveau du droit positif pour atteindre le niveau du droit naturel qui n’a pas besoin d’être inscrit dans le droit écrit pour être en vigueur.
Autrement dit, il ne s’agit pas seulement d’un droit parmi les droits de l’homme, mais d’une qualité parmi les qualités intrinsèques de l’homme. En effet, il existe une différence entre le fait de déposséder l’être humain de ses droits ou d’une partie de ses droits, et le fait de lui confisquer l’une de ses qualités humaines. Dans le second cas, l’homme est atteint dans son humanité. Empêcher l’être humain de s’exprimer, c’est l’amputer de son humanité. C’est pourquoi, l’éminent érudit Ibn ‘Âshûr considère que la limitation de la liberté est une question difficile, délicate et pointilleuse en ce qui concerne le législateur non-infaillible (l’être humain) ; il est donc du devoir des gouvernants de temporiser et de ne pas s’empresser, car limiter la liberté au-delà de ce qu’exige le principe de repousser le préjudice et de réaliser l’intérêt, est une injustice. Il dit aussi : « Sache que la transgression de la liberté est l’une des formes de l’injustice ».
La liberté d’expression dans le Coran
Quiconque médite le Coran et la Sunna y trouvera de nombreuses manifestations de la liberté d’expression au point de laisser penser que cette liberté est sans limite, bien qu’il n’existe aucune liberté sans limitation.
Le Coran relate des propos et des expressions de toutes sortes, allant des propos de Satan jusqu’à ceux de Pharaon qui dit : « Ô notables, je ne connais pas de divinité pour vous, autre que moi. Hâmân, allume-moi du feu sur l’argile puis construis-moi une tour peut-être alors monterai-je jusqu’au Dieu de Mûsâ (Moïse). Je pense plutôt qu’il est du nombre des menteurs. » (28 : 38), en passant par des propos diffamatoires concernant Dieu Lui-Même : « Allah est pauvre et nous sommes riches. » (3 : 181), « Nous ne te croirons qu’après avoir vu Allah clairement ! », et en finissant par d’innombrables propos des contemporains du Prophète (ﷺ) parmi les négateurs.
La liberté d’expression dans la Sunna (tradition prophétique)
Quant au Prophète (ﷺ), il a permis à tout un chacun de dire ce qu’il voulait, qu’il soit croyant ou incroyant, sans réprimer personne pour une opinion exprimée, ni pour une contestation, à tort ou à raison, ni d’une décision ; une contestation qui pouvait être accompagnée de rudesse ou d’un manque de bienséance. A chaque fois, le Prophète (ﷺ) accueillait ceci avec indulgence et ouverture d’esprit. Citons quelques exemples.
Lors du second serment d’allégeance
Lorsque les médinois s’apprêtaient à prêter allégeance au Prophète (ﷺ), Abû al-Haytham ibn at-Tayyihân s’interposa en disant : « Ô Messager de Dieu, il y a entre nous et ces hommes (certaines tribus) des relations que nous allons interrompre. Si nous faisions ceci et si Dieu t’accordait la victoire, retournerais-tu à ton peuple et nous laisserais-tu ? » Le Prophète (ﷺ) leur assura qu’il resterait à Médine parmi eux et leur dit : « Je suis des vôtres et vous êtes des miens ». Abû al-Haytham s’est exprimé en toute franchise et en toute liberté. Le Prophète (ﷺ) l’a écouté jusqu’au bout sans l’interrompre et sans lui reprocher son attitude. Puis il lui répondit d’une manière bienveillante qui manifeste l’éminence de son caractère.
Lors de la bataille de Badr
Avant la bataille de Badr, le Prophète (ﷺ) ordonna à son armée de prendre position à un endroit précis. Al-Hubâb Ibn Al-Mundhir lui demanda si son choix était guidé par la révélation divine ou s’il résultait de sa propre réflexion. Il répondit : « C’est une manœuvre et une ruse de guerre ». Al-Hubâb lui dit alors : « Ce n’est pas le bon endroit », et il lui en indiqua un autre qui était stratégiquement mieux situé et le Prophète (ﷺ) accepta sa suggestion de bon gré.
Lors de la bataille des coalisés
Par égard aux musulmans, le Prophète (ﷺ) entreprit une négociation avec les tribus de Ghatafân afin de convaincre ces derniers de quitter l’armée des coalisés contre le tiers de la récolte des dattes de Médine. Avant de finaliser l’accord, le Prophète (ﷺ) consulta Sa’d ibn Mu’âdh, le chef des Aws, et Sa’d ibn Ubâda, le chef des Khazraj, mais les deux exprimèrent librement leur refus. Le Prophète (ﷺ) accepta leur avis et ne fit pas d’accord avec les Ghatafân.
Lors du pacte d’al-Hudaybiya
Le Prophète (ﷺ) conclut avec Quraysh un pacte dont les clauses semblaient désavantager les musulmans. Certains compagnons exprimèrent leur désaccord. Les plus opposés au traité étaient ‘Umar ibn al-Khattâb, Usayd ibn Hudayr et Sa’d ibn ‘Ubâda. ‘Umar alla voir le Prophète (ﷺ) pour lui faire part de son incompréhension et lui dit : « N’es-tu pas le Messager de Dieu (ﷺ) ? ». « Oui », répondit le Messager de Dieu (ﷺ). ‘Umar dit : « Ne sommes-nous pas les musulmans ? ». « Oui », rétorqua le Messager de Dieu. « Ne sont-ils pas les polythéistes ? » ajouta ‘Umar. « Oui », répondit le Messager de Dieu (ﷺ). ‘Umar dit : « Alors pourquoi accepter des clauses aussi humiliantes pour notre religion ? ». Le Messager de Dieu (ﷺ) dit : « Je suis le serviteur de Dieu et Son Messager, je ne désobéirai pas à Son ordre, et Il ne me lèsera point ».
L’incompréhension s’accentua lorsqu’Abû Jandal, le fils du négociateur mecquois Suhayl ibn ‘Amr, arriva, alors qu’il était enchaîné, au campement des musulmans qu’il voulait rejoindre. Suhayl rappela au Prophète (ﷺ) que le pacte était conclu et que selon les clauses ratifiées par les deux partis, si un membre de Quraysh se réfugiait chez Muhammad (ﷺ) sans l’autorisation de son responsable légal, il serait renvoyé à la Mecque ; tandis que si un partisan de Muhammad (ﷺ) revenait à La Mecque, il ne serait pas renvoyé à Médine. Le Prophète (ﷺ) n’eut d’autre choix que de remettre Abû Jandal entre les mains des Quraysh.
Un groupe de compagnons dont ‘Umar ibn al-Khattâb se rendirent auprès du Prophète (ﷺ) afin d’exprimer à nouveau leur contestation et inviter le Messager (ﷺ) à réviser sa décision. Grâce à sa patience, sa sagesse et son indulgence, le Prophète (ﷺ) les convainquit, à force d’arguments, du bienfondé de ce pacte.
A travers cet épisode, le Prophète (ﷺ) établit la nécessité pour un dirigeant, de respecter la contestation saine et honnête.
La voie prophétique indique clairement que la liberté d’expression est garantie dans la société musulmane. Tout individu, musulman ou non musulman, vivant dans la société musulmane a le droit d’exprimer son opinion en toute liberté, même s’il s’agit de critiquer les décisions des gouvernants. Il appartient à l’individu d’exposer son point de vue dans un climat de sécurité, sans crainte de représailles. La posture oppositionnelle de ‘Umar prouve que le fait de contester les décisions d’un gouvernement ou d’un Chef d’Etat ne pourrait être considéré comme un crime nécessitant une punition par emprisonnement ou autre.
La liberté d’expression chez les Mères des Croyants
Il arrivait également que ses épouses contestent l’opinion du Prophète (ﷺ) et lui tiennent tête. ‘Umar dit : « Alors que j’étais en train de travailler sur une affaire qu’on m’avait confiée, ma femme me dit : « Et si tu faisais ceci et cela ! » Je lui dis : « Et qu’as-tu à voir avec cela ? Pourquoi interviens-tu dans mes affaires ? ». Elle me dit : « Voilà qui est étonnant de ta part, Ô fils d’al-Khattâb, tu ne veux pas qu’on te tienne tête, alors que ta fille tient tête au Messager de Dieu (ﷺ) jusqu’à le mettre en colère pour le reste de la journée ! ».
Aussitôt ‘Umar se rendit chez sa fille Hafsa et lui dit : « Ma fille ! Tu tiens tête au Messager de Dieu (ﷺ) jusqu’à le mettre en colère pour le reste de la journée ? » Elle dit : « Par Dieu, nous avons l’habitude de lui tenir tête. ».
L’histoire de Barîra et de son mari Mughîth
Le récit de Barîra est une belle illustration de la liberté d’expression au niveau personnel. Barîra était une femme esclave. Elle fut affranchie par ‘Âïsha, que Dieu l’agrée. Elle obtint par la même occasion le choix de confirmer son mariage avec Mughîth (encore esclave) ou de s’en libérer par un divorce. Elle choisit la deuxième option. Mughîth aimait énormément Barîra qui ne partageait pas ce sentiment. Mughîth demanda au Prophète (ﷺ) d’intervenir en sa faveur auprès de Barîra pour que celle-ci consente de revenir sur sa décision. Le Prophète (ﷺ) parla à Barîra et lui demanda de revenir à Mughîth. Celle-ci lui dit : « Est-ce un ordre, Ô Messager de Dieu ? ». « Non, répondit-il, je ne fais qu’intercéder ». Barîra refusa alors de retourner auprès de Mughîth. Le Prophète (ﷺ) ne lui reprocha pas sa décision, ni les musulmans par ailleurs.
Jâbir et les créanciers de son père défunt
Le père de Jâbir Ibn ‘Abdullâh décéda en laissant des dettes. Jâbir demanda au Prophète (ﷺ) d’intervenir auprès des créanciers de son père afin de réduire le montant de la dette. Ce que fit le Prophète (ﷺ), mais les créanciers du père de Jabir refusèrent.
Moncef ZENATI