Puisque les choses se définissent par rapport à leurs opposés, il convient de s’arrêter sur la signification du terme « bid‘a » souvent utilisé pour désigner un acte contraire à la « Sunna ».
Au sens étymologique, le terme arabe « bid‘a » est tiré du verbe « bada‘a » qui signifie : créer sans se référer à un modèle préalable. C’est dans ce sens que Dieu se qualifie dans le Coran de « badî‘u s-samâwâti wa Al-ard » (Créateur des cieux et de la terre).
Le terme « bid‘a » correspond donc à « innovation », action de créer, d’inventer quelque chose de nouveau.
Au sens terminologique, l’imam Ash-Shâtibî (m 790H) définit le terme « bid‘a » comme étant « une manière d’agir inventée dans le domaine de la religion, qui ressemble à une pratique cultuelle légale, dans l’intention de pousser à l’extrême l’adoration de Dieu »[1].
Cette définition nous apporte des éléments de compréhension indispensables :
Premièrement : D’après cette définition, la « bid‘a » correspond à l’innovation en matière de religion ; introduire quelque chose de nouveau dans le domaine de la religion.
Dans ce sens, la « bid‘a » constitue un égarement qu’il faut rejeter conformément aux hadîths : « Celui qui introduit dans notre religion-ci une innovation qui lui est étrangère, doit la voir rejetée »[2], « Gardez-vous des innovations, car chaque innovation est une source d’égarement »[3].
En revanche, l’innovation dans le domaine du profane n’est pas réprouvée et n’est pas concernée par les hadîths précédents.
Contrairement à ce que pensent certains jeunes musulmans enthousiastes : manger à table, utilisant des cuillères, couteaux, fourchettes… n’est pas une « bid‘a » au sens terminologique du terme, de la même façon que manger par terre, avec les mains ou les doigts ne correspond pas à la « Sunna ». Il en est de même pour la tenue vestimentaire.
Ainsi, nous sommes loin de la définition que certains donnent, à tort, à la « bid’a », à savoir, qu’il s’agit de tout ce que le Prophète (ﷺ) n’a pas fait !
Faire ce que le Prophète (ﷺ) n’a pas fait ne relève pas forcément de la « bid’a » réprouvée. En effet, les compagnons ont fait des choses, après la mort du Prophète (ﷺ), que le Prophète (ﷺ) n’a pas fait de son vivant.
Abou Bakr, que Dieu l’agrée, rassembla le Coran dans un seul corpus « moshaf », ce que le Prophète (ﷺ) n’a pas fait.
‘Omar, que Dieu l’agrée, établit le calendrier hégirien, construisit des prisons, emprunta le système des impôts fonciers « kharaj » des Perses, l’établissement des registres administratifs des byzantins. Il établit un plan d’urbanisme pour la construction d’al-Koufa.
‘Othman, que Dieu l’agrée, unit les musulmans autour d’un « moshaf » ne comprenant qu’un seul mode de révélation « harf ».
‘Ali, que Dieu l’agrée, ordonna à abou al-Aswad ad-Dou-ali de mettre les bases de la grammaire pour préserver le Coran de toute altération.
Les Compagnons développèrent le système postal, ajoutèrent les points diacritiques dans le « moshaf ». Les musulmans, du temps des Omeyyades ont frappé la monnaie musulmane…
S’agit-il d’innovations « bid’ a » ? Abou Bakr, Omar, les Compagnons et les premiers musulmans seraient-ils des innovateurs au sens terminologique du terme ? Loin de-là ! Car toutes ces innovations relèvent du domaine du profane et non pas du domaine du culte. Or, en matière du profane, la règle est de savoir si cette nouveauté présente un intérêt général et si elle ne contredit aucun texte ou principe religieux.
Prenons par exemple la « soubha » (chapelet), certains enthousiastes la comptent parmi les innovations réprouvées et par conséquent, interdisent farouchement son utilisation.
Alors qu’en réalité, cette question ne relève aucunement du domaine cultuel. En effet, il ne s’agit que qu’un simple moyen de comptage. L’utilisation de la « soubha » n’est pas en soi un acte d’adoration dont l’objectif est de se rapprocher de Dieu. Ce n’est qu’un moyen aidant à l’accomplissement d’un acte cultuel qui est le « tasbih » (la glorification de Dieu). C’est dans ce sens qu’il est permis d’utiliser les hauts parleurs pour faire l’appel à la Prière (adhan), de même que de construire les minarets ou d’observer la nouvelle lune au moyen des télescopes (selon l’avis considérant la constatation visuelle de la nouvelle lune comme un acte d’adoration en soi), car il s’agit-là de moyens aidant à l’accomplissement d’un acte cultuel. D’ailleurs, c’est pour cette raison que la majorité des savants autorise l’utilisation de la « soubha ».
Deuxièmement : L’imam ash-Shatibi dit : « une manière d’agir inventée dans le domaine de la religion ». Il s’agit donc d’une chose inventée qui n’a aucun fondement. Cette précision est très importante. Elle permet d’exclure de l’innovation réprouvée ce qui suit :
- Ce qui résulte de diverses interprétations d’un même texte.
- Ce qui se réfère à un texte ne serait-ce que faible « da’if ».
Premier cas : ce qui résulte de diverses interprétations d’un même texte : Prenons par exemple la question de l’invocation de Dieu en groupe ou de la récitation collective du Coran. Le Prophète (ﷺ) dit : « Dieu le Très Haut a des anges qui parcourent la terre à la recherche des cercles d’évocation de Dieu. Dès qu’ils trouvent des gens en train d’évoquer Dieu Honoré et Glorifié, ils s’appellent les uns les autres : « Venez à l’objet de vos recherches » Ils étendent sur eux leurs ailes jusqu’au ciel inférieur. Leur Seigneur leur demande (et Il sait mieux qu’eux) : « Que disent Mes serviteurs ? » Ils disent : « Ils Te glorifient, chantent Ta grandeur et Ta louange et Te glorifient »… » (rapporté par al-Boukhari et Mouslim).
Il dit aussi : « A chaque fois que des gens s’assoient pour évoquer Dieu, les anges les entourent, la miséricorde de Dieu les recouvre et la sérénité descend sur eux et Dieu les évoque parmi ceux qui sont auprès de Lui » (rapporté par Mouslim).
Il dit également : « A chaque fois que des gens se réunissent dans l’une des maisons de Dieu, récitant le Coran et l’étudiant entre eux, la sérénité descend sur eux, la miséricorde les enveloppe, les anges les entourent et Dieu les évoque parmi ceux qui sont auprès de Lui » (rapporté par Mouslim).
D’après Mou’awiya, que Dieu l’agrée, le Messager de Dieu (ﷺ) sortit un matin et vit un cercle de gens évoquant Dieu. Il leur dit : « Qu’est-ce qui vous a fait asseoir ? » Ils dirent : « Nous nous sommes assis pour évoquer Dieu, pour Le louer de nous avoir guidés à l’islam et pour les bienfaits dont Il nous a comblés » Il dit : « Vous ne vous êtes assis que dans ce but ? » Ils dirent : « Par Dieu, ce n’est que dans ce but que nous nous sommes assis » Il dit : « Sachez que je ne vous ai pas fait jurer par Dieu parce que je doutais de votre bonne foi. Mais Gabriel est venu m’annoncer que Dieu Se vantait de vous auprès des anges » (rapporté par Mouslim).
Qu’est-ce qui empêche de comprendre que ces hadiths concernent le fait de se réunir en cercle pour invoquer Dieu, à haute voix et en groupe ? Rien ! Cette compréhension est tout à fait conforme aux règles linguistiques établies pas la science des fondements du droit musulman. Par conséquent, non seulement le fait d’invoquer Dieu en groupe est permis, mais recommandé.
D’autres comprendront qu’il s’agit d’individus se trouvant dans un même espace, mais invoquant Dieu individuellement.
En quoi cette compréhension serait-elle plus plausible que la première ? Pourquoi la deuxième correspondrait-elle à la Sunna alors que la première constituerait une innovation ?
On peut ne pas être d’accord. On peut pencher pour un avis plutôt que pour un autre, mais on ne peut qualifier l’un des deux d’innovation dès lors qu’il est déduit d’une compréhension probable et admise d’un texte. Imposer un avis concernant une question qui soulève une divergence est en soi une innovation car cela ne s’est jamais vu chez les pieux-prédécesseurs.
Deuxième cas: si un avis se réfère à un texte ne serait-ce que « da’if » (faible) on ne peut le qualifier d’innovation. Prenons par exemple la prière d’exaltation[4] « tasabih ». La plupart des traditionalistes jugent faible « da’if » le hadith qui l’évoque. Mais lorsqu’un hadith est jugé faible, cela ne signifie pas d’une manière catégorique, que le Prophète (ﷺ) ne l’a jamais formulé. Par conséquent, si quelqu’un nous disait : étant donné qu’il existe toujours une éventualité que le Prophète (ﷺ) l’ait dit, par précaution, je préfère accomplir la prière d’exaltation. On pourra alors lui dire qu’il vaut mieux ne pas la faire (khilaf al-awla) car on ne met pas en pratique un hadith faible, mais en aucun cas, on ne pourrait lui dire qu’il s’agit d’une innovation.
Il en est de même pour le fait de passer les mains sur le visage après avoir imploré (dou’a) Dieu. Il existe deux hadiths faibles[5] à ce sujet. Par conséquent, on ne peut qualifier cette action d’innovation « bid’a ».
[1] – al-i’tisam d’ash-Shatibi tome 1, p 37
[2] – Rapporté par Al-Bukhârî et Muslim
[3] – Rapporté par Abû Dâwûd et At-Tirmidhî
[4] – Il s’agit d’une prière composée de quatre rak’as. Au terme de la récitation de la fatiha et de la sourate, réciter à 15 reprises : « Gloire à Dieu, la Louange est à Dieu ; il n’est de dieu que Dieu ; Dieu est le plus grand ». Réciter cette formule à 10 reprises lors de l’inclinaison, dix fois également lors de la prosternation. De même, en relevant la tête, en se prosternant à nouveau et en relevant encore la tête. Cela fait 75 exaltations « tasbih ». A répéter pendant les quatre rak’a. Faire cette prière, une fois par jour, sinon, une par semaine, sinon une fois par an, sinon, une fois dans la vie.
[5] – le premier : d’après Ibn ‘Omar : lorsque le Prophète (ﷺ) implorait Dieu, il ne baissait pas les mains avant de les passer sur le visage (rapporté par at-Tirmidhi). Le deuxième : D’après Ibn ‘Abbas, le Prophète (ﷺ) dit : « Lorsque tu finis, passe-les sur ton visage » (rapporté par Abou Daoud et Ibn Majah).